où l’on reparle de l’Europe

Invité à l’université d’été du MEDEF, le président de la Commission européenne, M. Barroso a affirmé que l’élargissement « est un puissant outil politique pour renforcer l’unité de l’Europe dans la diversité » – belle formule creuse – et que « dire non à la Turquie aurait un coût énorme »… Ah bon ! Lequel ?
Le Monde ne donne pas d’autres précisions, mais signale que Mme Colonna, la ministre française déléguée aux affaires européennes (pour ne pas dire LA ministre…) est beaucoup plus réservée sur le sujet :  « L’élargissement modifie en profondeur la nature même du projet européen, alors que l’on affecte de croire que l’on poursuit la même construction européenne en étant simplement plus nombreux ».
Elle a aussi critiqué le fonctionnement de l’UE : « la survie du projet européen passe par une réelle mutation », « l’Union devra faire des choix », « Il n’est sans doute pas indispensable de définir la taille des palourdes dans le bassin d’Arcachon, mais il est plus utile de prendre ses responsabilités au Liban ». (Le Figaro, 29-08-06)
S’occuper de détails quand on n’arrive pas à s’occuper de l’essentiel, comme la surveillance des frontières, est en effet un signe de disfonctionnement. De plus l’entrée d’un pays non européen dans l’Union modifiera profondément le sens de l’Union.
Faire entrer la Turquie dans l’Europe quand celle-ci n’était qu’un Marché commun pouvait se comprendre (1963 : signature d’un accord d’association). Si par contre l’Europe veut devenir une fédération puissante dotée d’une identité forte, cela se comprend beaucoup moins. Les pays européens ont en commun l’héritage judéo-chrétien, l’humanisme de la Renaissance, la philosophie des Lumières… La Turquie par contre appartient à la civilisation islamique et si la politique d’Atatürk a voulu en faire un pays laïque et moderne à partir des années 20, cela n’en a pas fait pour autant un pays européen.
De par sa démographie la Turquie serait en 2015 le 1er pays de l’Union avec 80 millions d’habitants, donc celui qui aurait le plus de députés… Or il n’a échappé à personne que le monde islamique est aujourd’hui en pleine ébullition, avec la montée de l’islamisme, auquel la Turquie n’échappe pas : le contexte est donc pour le moins risqué. Les Etats européens ont déjà du mal à s’entendre sur la politique étrangère de l’UE, qu’en sera-t-il alors avec un Etat qui appartient à l’Organisation de la Conférence Islamique ? D’autant que cela a mal commencé : les négociations d’adhésion ont été ouvertes le 3 octobre 2005 alors que la Turquie a refusé de reconnaître Chypre, ce qui était une des conditions préalables à cette ouverture…
L’union Européenne entretient aussi des rapports étroits avec les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient dans le cadre d’Euromed. Veut-on recréer l’empire romain ? L' »Union Européenne » de l’Atlas à l’Euphrate ? Pourquoi pas, mais encore faut-il le dire, cesser de parler de « projet européen » et surtout en débattre avec les citoyens européens, ce qui n’a jamais été fait…

Quelques citations sur le sujet :

L’Europe est une création du Haut Moyen Âge. Elle est née de la conjonction de trois phénomènes : la chute de l’Empire romain qui a cédé la place, pour le meilleur et pour le pire, à un système politique éclaté entre plusieurs États indépendants et qui a libéré les forces productives d’une confiscation parasitaire des richesses par l’État ; une révolution religieuse, le triomphe du christianisme augustinien, qui a permis l’émancipation progressive du pouvoir politique et du savoir intellectuel ; la conquête arabo, puis turco-musulmane, qui a fixé le territoire européen en en retranchant définitivement la rive sud de la Méditerranée.
On s’indigne aujourd’hui de constater que la frontière sud de l’Europe est historiquement une frontière religieuse, frontière épaisse au demeurant, marquée par le flux et le reflux des Ottomans, comme si la reconnaissance de cette réalité était de nature à mettre en péril le pluralisme religieux et la neutralité de la puissance publique. Le politiquement correct confine ici au déni de réalité. Il est aberrant de nier, à la seule lumière de ce qu’est devenue la religion chrétienne à l’ouest de l’Europe, que chaque religion n’est pas cantonnée au for intérieur de la conscience individuelle, mais qu’elle joue un rôle central, et chaque fois différent, dans la représentation que les hommes se font d’eux-mêmes, de leurs rapports aux autres et de leur relation à la politique. Comment ne pas voir que les destins historique et culturel de la chrétienté et de l’Empire ottoman n’ont pas suivi sur la longue durée et ne suivent toujours pas, aujourd’hui, le même cours. Daniel Cohn-Bendit estime qu’on assiste en Turquie à l’émergence d’un «islam des Lumières». Je serais plus circonspect car j’observe que ce qui se joue là-bas – démocratie islamisante contre laïcité autoritaire – obéit à des logiques qui nous sont fondamentalement étrangères et sont, en revanche, proches de ce qu’on observe dans une partie du monde arabe. (Jean-Louis Bourlanges, 2004)

[…] La Turquie n’est européenne ni par la géographie ni par l’histoire ni par la sociologie. Son anthropologie n’est pas la même que la nôtre. J’ai eu récemment une intéressante conversation avec le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan lors de son passage à Paris. Il m’a dit : « Pour nous, il faut que l’Europe soit un lieu de rencontre de civilisations différentes. » C’est donc bien qu’à ses yeux il y a différence de civilisation. Au cours de notre conversation, il y a eu un moment extrêmement instructif. Nous avons parlé de la laïcité et le Premier ministre Erdogan a prononcé cette phrase que je cite entre guillemets : « Les hommes, les personnes, ne sont pas laïques, il n’y a que l’Etat qui soit laïque. » Or, pour nous, Européens, c’est en nous-mêmes qu’est la laïcité. Dans notre propre vie, nous séparons ce qui ressortit à la conviction religieuse de ce qui appartient à notre vie de citoyen. Cette idée, si j’ose dire, de la laïcité intérieure est en réalité au coeur même de notre mode de vie, la clé de voûte de notre société. (F.Bayrou, 2004)

Mais la Turquie ce n’est pas l’Europe ! Et ce n’est pas le petit territoire situé à l’ouest du Bosphore qui y changera quelque chose ! La Turquie n’a jamais fait partie de l’Europe, pas plus, d’ailleurs, que Constantinople. Constantin, Justinien Ier comme Michel Paléologue ont été des empereurs d’Orient. Le mot est clair. Or, dans la définition des entités politiques, la géographie, l’Histoire et la culture sont déterminantes. Il existe une culture européenne, il n’existe pas de culture européano-turque. Nous, Français, connaissons Francis Bacon, Shakespeare, Cervantès, Gœthe, Mozart, Sibelius, Beethoven, Verdi, Copernic, Galilée, Kepler et bien d’autres. Nous ne connaissons véritablement aucune personnalité représentant la civilisation turque, sans aucun doute par ignorance, ce qui prouve que cet Etat appartient à une autre sphère culturelle. Ce constat n’est pas lié directement à la religion : je sais, par exemple, le rôle fondamental qu’Averroès a joué dans la culture européenne. Les musulmans des Etats membres peuvent aussi nous apporter beaucoup à la condition qu’ils s’intègrent dans la culture européenne.
[…] Si nous admettons la Turquie, nous abandonnons le critère historico-géographique qui empêchera que demain la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la Tchétchénie, l’Ouzbékistan, et aussi le Liban ou Israël (c’est l’espoir, bien sûr, de certains) ne réclament leur adhésion. De manière plus fondée encore, qui pourrait s’opposer à l’entrée de la Russie dans l’Union? Contrairement à la Turquie, la Russie, par sa géographie, son histoire, sa culture, est pleinement européenne. Mais fera entrer avec elle, bien sûr, la Sibérie. Les frontières de «l’Europe» seront le Pacifique et l’océan Indien ! Est-ce cela, l’Europe ? Est-ce ce que nous voulons ? L’enjeu est si considérable qu’il ne peut pas être décidé par les gouvernements seuls. Il est indispensable et vital que les citoyens se prononcent sur l’Europe qu’ils veulent. Il faut donc organiser sur ce sujet un débat et un référendum à l’échelle de l’Union. (Claude Allègre, 2002)

Pour s’attaquer à la question des frontières, il faut savoir quelle Europe on veut. Moi, je souhaite une « Europe puissance », une Europe qui compte sur la scène mondiale comme un acteur de premier rang, aux côtés des Etats-Unis et de la Chine, pas seulement une Europe qui soit une aire de prospérité économique et de respect des droits de l’homme. Plus l’UE s’élargit, plus ses capacités d’action diminuent. L’élargissement porté jusqu’à l’Asie mineure n’a pas de sens, pas plus que cette idée singulière d’une Union euro-méditerranéenne, comme si l’UE devait ressusciter l’Empire romain… Accords, partenariats privilégiés, coopérations : bien sûr. Mais pas plus. L’Union européenne doit pouvoir peser sur le destin du monde. Or, ce qui se prépare, j’en ai peur, ce n’est pas l’Europe puissance, c’est l’Europe de l’impuissance. Croyez-moi, si le président Bush est le premier champion de l’entrée de la Turquie dans l’UE, ce n’est sûrement pas pour voir émerger une Europe plus forte !
[…] Qu’est-ce qui fait qu’on cède à l’ubris ? Je crois au vertige de l’effet d’annonce, à la générosité – en paroles – parfois démagogique des dirigeants… Il y a sans doute aussi un complexe de culpabilité, la conscience d’avoir mal traité les musulmans au temps du colonialisme et d’avoir recommencé, plus récemment, en Europe en offrant de mauvaises conditions de vie aux immigrés. D’où ce besoin d’actes réparateurs en direction de tout ce qui apparaît musulman et pauvre. Dans le cas de la Turquie, cependant, je rappelle qu’elle n’a pas été victime du colonialisme. Au contraire, elle a été une puissance colonisatrice de première grandeur en Europe. Dans la course à l’élargissement, je n’oublie pas non plus l’action des partisans de l’Europe marché, de l’Europe du commerce et des affaires, les tenants d’une « Europe espace économique organisée » qui refuse le projet de cette « Europe puissance » que j’appelle de mes voeux. (R.Badinter, 2004)

Publié le 1 septembre 2006, dans politique et société, et tagué , , , . Bookmarquez ce permalien. 1 Commentaire.